Kafunzi, Province du Nord Kivu, RD Congo: Les soldats des Forces armées de la RD Congo, avec l’appui de la Force de la MONUSCO, poursuivent la traque des groupes armés à l’est de la RD Congo. Photo MONUSCO/Alain Wandimoyi

Sécurité et développement : il y a urgence à faire évoluer les pratiques de développement

Face à la généralisation de l’insécurité, dans les pays du Sahel mais plus largement dans le monde entier, nous devons constater, malgré les discours officiels, que les pratiques de l’aide au développement semblent inefficaces pour enrayer celle-ci. Pour être en mesure de peser sur les évolutions en cours, n’est-il pas temps pour les acteurs de développement de (ré)interroger leurs pratiques et leurs comportements ?

Il est aujourd’hui banal de dire que l’un des enjeux planétaires qui a émergé ces dix dernières années, à l’aune du réchauffement climatique ou des migrations, est celui de la paix et de la sécurité. Cette problématique concerne tous les pays et toutes les localités. Ce ne sont pas seulement les grandes villes : après Ouagadougou ou Barcelone, qui aurait pensé que des villes comme Trèbes (France), Goundam (Mali) ou Barani (Burkina Faso) soient concernées ?

Alors qu’initialement l’insécurité concernait seulement les corps habillés (ou gardiens de l’ordre), elle s’est progressivement intéressée aux représentants de l’État et aux élus, puis aux services techniques (enseignants…). Demain, sans doute, aux agents de développement. Ce sont en fait tous les acteurs que le CIEDEL s’est donné pour mission d’appuyer qui sont touchés directement ou en passe de l’être. Sans oublier que la majorité des victimes sont, avant tout, de « simples » citoyens qui sautent sur une mine, sont victimes d’attentats sur les marchés ou mitraillés dans la rue ou aux terrasses des cafés.

Loin d’être de simples actes de barbarie, ces actes font partie de stratégies réfléchies de communication et de construction de rapports de force politiques et militaires entre leurs commanditaires et nos États. Ils nous inquiètent profondément, tant par la perspective toujours redoutée d’un acte violent qui touche l’un d’entre nous (ami, ancien étudiant, partenaire, membre de l’équipe du CIEDEL…), que par leur caractère révélateur du dysfonctionnement d’un modèle de développement.

Les mesures de développement “correctives”, loin d’être satisfaisantes

Les réponses apportées à ce que l’on peut considérer comme un conflit global, qui se décline au niveau local, national et mondial, restent classiques. Elles privilégient les réponses militaires (Barkhane, G5 Sahel…), policières (le renseignement…) et des mesures de rééquilibrage “développementistes” en concentrant financements et projets sur les territoires les plus affectés par la violence. Ces dernières mesures reproduisent d’ailleurs souvent les mêmes « recettes » depuis un demi-siècle (même s’il faut nuancer car certains acteurs se sont adaptés) : construction d’infrastructures sociales de base, projets de développement économique…

Si les actions militaires et de renseignement ont des résultats, sans que l’on soit en mesure de connaitre précisément les dommages collatéraux ou leur effet polarisateur, les mesures de rééquilibrage ressemblent, elles, à des échecs. Par exemple que reste-t-il des effets des contributions recueillies en 2012 pour le Nord Mali suite à la conférence de Bruxelles ?

En l’absence de résultats probants, alors que l’insécurité progresse dans des territoires où le CIEDEL et ses partenaires travaillent depuis des années et qui ne sont pas les plus marginalisés, les agents de développement et leurs soutiens ne doivent-ils pas s’interroger sur leurs pratiques ? Si de tels mouvements se développent, agissent, remportent l’adhésion de certains de nos compatriotes, n’est-ce pas que nous avons échoué, ou en tout cas que nous sommes en chemin vers l’échec si nous ne changeons rien ?

Des résultats pas en phase avec les moyens engagés, qui remettent en question le modèle proposé

Depuis 50 ans, un certain nombre d’acteurs (appuyés dans certains cas par des instituts comme le CIEDEL) disent contribuer au développement. Ils conçoivent, mettent en œuvre des politiques, des programmes et des projets pour améliorer les conditions de vie des habitants, renforcer la démocratie, la transparence, la bonne gestion… Après tant d’efforts, le constat est décevant. D’une part les avancées sont faibles ou au moins déséquilibrées en matière de développement : qui est rentré dans un Centre de Santé et de Protection Sociale de brousse ou dans une école communautaire l’a constaté. D’autre part la démocratie, la transparence ou la bonne gestion restent des valeurs insuffisamment partagés – y compris entre les agents de développement. Le respect de l’autonomie locale et la décentralisation restent des vœux pieux.

Le constat est valable en France, autant qu’ailleurs. Là aussi, qui est rentré dans les barres HLM de Bron Parilly et a constaté l’état des espaces communs, les ascenseurs en panne, qui a vécu la discrimination et les mauvais traitements dans les administrations ou les entreprises parce qu’il s’appelle Mohamed ou que sa peau n’est pas blanche peut comprendre que pour certains de nos compatriotes le modèle de développement proposé est discutable. Ce manque de crédibilité est l’une des clés de violences qui ciblent précisément « notre » modèle.

Des constats qui interrogent

La situation actuelle pose trois grandes interrogations :

Les changements de pratiques sont-ils à la hauteur des évolutions du discours des acteurs du développement ?

À quoi sert de renforcer l’enseignement de base, s’il n’y a pas de place dans les collèges ni de possibilité d’utiliser les enseignements reçus dans la vie active ? À quoi sert de construire des centres de santé si les pharmacies de ceux-ci sont vides, s’il n’y a pas de lits pour recevoir les malades ? À quoi sert de renforcer les collectivités territoriales si les États, les bailleurs et les ONG continuent de mener des programmes sectoriels sans concertation avec celles-ci, et piétinent l’autonomie locale ? Quand ils modifient sans concertation les règles et montants des transferts financiers de l’État vers les collectivités territoriales ? La question de la place donnée à chaque acteur dans le processus de développement est donc centrale.

Les approches sont-elles adaptées ?

Cadre logique, gestion axée sur les résultats, taux de décaissement… l’effectivité est en permanence privilégiée sur la pertinence et les effets. Il semble plus important de faire ce que l’on a dit que l’on ferait que d’être utile à la société. Et quand le financement s’arrête, le projet s’arrête, sans se préoccuper de la continuité des dynamiques enclenchées. À cet égard, la tendance à systématiquement renforcer les financements disponibles sur les territoires touchés par ces violences, sur des temps cours, n’aura-t-elle pas plus d’effets pervers que de résultats ? Les risques sont importants : déstabilisation de l’économie, renforcement de la corruption, manque de concertation pour mettre en place des actions etc. Sans compter que cela implique parfois de laisser tomber d’autres territoires engagés dans des dynamiques de développement pérennes. Les logiques opérationnelles, certes nécessaires, ne doivent pas faire oublier le sens de ce que nous proposons et cherchons.

Certains comportements ne sont-ils pas décrédibilisants ?

Un certain nombre de comportements, même s’ils ne sont pas illégaux, créent le doute autour du développement et de ceux qui s’en réclament ou travaillent avec eux. Ce sont les comportements de népotisme, liés à des positions de pouvoir. C’est aussi dans certains cas la corruption qui se généralise dans les marchés publics comme dans la vie quotidienne, la gabegie de moyens (les 4×4 de service qui sillonnent les villes d’Afrique le week-end, les bureaux climatisés avec les fenêtres ouvertes…) et le manque de respect dans les relations avec les autorités locales comme avec les citoyens de base (considérés comme des chambres d’enregistrement plus que comme des partenaires…).

A un niveau plus relationnel, les pratiques qui excluent certaines catégories de population (personnes âgées, nomades, migrants…) génèrent évidemment des frustrations. Le manque de tolérance et d’acceptation des autres, les pratiques contraires aux droits de l’homme avec le personnel de service, sans parler du harcèlement moral voire sexuel dans certains cas décrédibilisent les organisations, et derrière les organisations, ce qu’elles représentent.

La responsabilité des acteurs du développement n’est-elle pas d’affronter ces questions ? Il est finalement facile de devenir « complices » de ces situations : côtoyer la corruption sans la dénoncer, côtoyer la discrimination sans lutter contre, travailler dans des projets et des programmes sans être très vigilant sur leur réelle efficacité tant que le salaire tombe.

L’évolution du monde doit nous alerter sur les méthodes et pratiques de développement

Ou bien les acteurs de développement sont capables d’agir, chacun à leur niveau, pour re-crédibiliser le (ou les) modèle(s) de développement proposé(s), ou nous risquons que la situation actuelle s’aggrave et que progressivement – comme c’est déjà le cas dans certains territoires de la bande sahélienne, les mouvements qualifiés de terroristes prennent le pouvoir et administrent progressivement des espaces entiers de nos pays.

Nous ne pouvons pas nous contenter de nous reposer sur des actions de la part des forces de sécurité et du renseignement. Elles ne peuvent à elles seules vaincre les mouvements qui nous attaquent. C’est à chacun d’entre nous de lutter contre, et notamment de lutter contre les causes de ces violences.

Près de 60 ans après les indépendances en Afrique, 40 ans après les trente glorieuses, il est sans doute temps de réfléchir sur les pratiques de développement, de renouveler les modes d’action et de questionner nos positionnements institutionnels et personnels pour ne pas perdre dans la lutte de pouvoir qui est engagée.