Numérique mobile et développement local en Afrique (analyse)

Benoît Lecomte est membre du réseau des praticiens du développement et travaille au GRAD (basé en Suisse), une organisation d’appui pour les organisations paysannes en Afrique.  Il travaille depuis quelques années sur l’usage du numérique comme accélérateur du développement, notamment dans les milieux ruraux. Il travaille principalement sur l’usage du numérique mobile au service du développement local [smartphones, applications, réseaux sociaux…], et offre des prestations (formations-sensibilisations Facebook 4 Dév)  et conseils stratégiques aux acteurs du développement du Nord et des Suds.

Quelle est la situation du numérique mobile en Afrique Francophone en 2017 ?
B.L. Il y a 5 ans, quand le GRAD s’est sérieusement penché sur les questions de numérique, j’avais parié avec mes collègues que dans 10 ans [en 2022], tout le monde aurait un smartphone et qu’il serait le principal outil de communication pour le  développement en Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui, on s’en rapproche avec des taux d’équipement, mais surtout des usages et une appropriation, qui explosent. Chacun a déjà un téléphone, et je fais l’hypothèse que dans 3 à 5 ans ils auront sans doute tous un smartphone et seront capables de faire plein d’autres choses que de communiquer avec !

Où en est-on actuellement de l’usage du numérique pour le développement local ?
B.L. Il y a quelques années, je parlais du numérique comme d’un formidable outil de communication au service du développement. Aujourd’hui je parle d’un outil pour le développement voire carrément de L’OUTIL clé du développement en Afrique. Il y a 5 ans, on m’aurait regardé avec des yeux bizarres mais aujourd’hui, il commence à y avoir une prise de conscience. Jeffrey D. Sachs, Conseiller spécial sur les Objectifs du Millénaire pour le développement auprès du Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, exhortait il y a peu l’Afrique à utiliser la technologie comme premier outil de développement.

Le numérique mobile se développe aujourd’hui autour de deux grands axes. D’abord, la banque mobile, qui est la principale révolution actuelle et va entrainer derrière elle l’éco-système numérique. Dans certains pays, on est passé de taux de bancarisation (NDLR : les personnes qui utilisent des services bancaires) de 5 % à un taux de possession de « portefeuille mobile » de 50% en 5 ans. Pour le mois de Décembre 2015, Orange annonçait par exemple que l’équivalent de 25% du PIB malien avait transité par ses services de transfert mobile.

Ensuite, d’une manière générale, le développement de services innovants très simples et très fonctionnels basés sur des besoins exprimés directement par les citoyens au niveau local – souvent en rapport avec les ODD. Je vais donner 2 exemples. Le premier c’est un service développé pour les fillettes d’un bidonville qui perdaient chaque jour 1 à 2h pour faire la queue au puit : elles ont suggéré une application qui les aiderait à savoir quand leur tour vient et qui leur permet de libérer 2h pour d’autres tâches. Le second, c’est un fils d’éleveur qui a développé une application pour recenser et identifier  les vaches d’un troupeau (photos à l’appui) et envoyer une alerte aux éleveurs de la région si l’une des vaches disparait. L’application permet de sauver des bêtes et d’instaurer une sorte d’assurance collaborative entre éleveurs.

Comment le numérique, notamment mobile, se différencie-t-il d’autres outils ?
B.L. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que chaque personne qui a un smartphone a en fait une véritable station de communication ET de production dans la poche. Et tout cela pour un investissement « modique » (hors achat de matériel) en termes d’argent, à condition d’y passer du temps. En clair qu’est-ce que cela veut dire ?

D’abord chaque acteur va pouvoir utiliser son smartphone pour capter, mais aussi produire de l’information stratégique, ce qui change radicalement la donne. J’ai par exemple été surpris de voir un producteur de légumes bio qui s’était créé une Page Facebook pour mettre en avant ses produits et n’avait que 12 « fans ». Il m’a expliqué que ces 12 personnes étaient ses 12 clients et qu’il les informait quand ses produits étaient prêts ou quand il avait des nouveautés. Il n’aurait jamais pu le faire à si faible coût et à cette échelle via les outils de communication traditionnels.

Ensuite chacun peut produire du savoir : un agriculteur peut par exemple tourner une petite vidéo pour mettre en valeur ses expérimentations. On peut transférer des savoirs directement depuis le terrain pour peu qu’on ait des canaux pour les diffuser. Et ça c’est aussi un changement important.

Quels sont les usages les plus prometteurs pour les 10 prochaines années ?
B.L. Les usages peuvent être multiples et surtout transversaux. Il ne faut pas penser le numérique comme une simple thématique de développement, mais comme un éco-système qui doit rayonner sur l’ensemble des ODD. Certains domaines pourraient être révolutionnées par le numérique, surtout pour les populations les plus vulnérables et les plus éloignées des infrastructures : femmes et petites filles au foyer, paysans, omades, …

La santé par exemple, avec l’explosion des applications d’aide au suivi médical à distance qui peuvent permettre à la fois de gagner en réactivité dans des situations d’urgence, d’améliorer l’accès à l’information (par exemple sur la santé de la reproduction) et d’instaurer un suivi en continu. Ou encore l’agriculture, par exemple pour l’achat et la vente des produits, la construction de circuits courts  de distribution,  etc.

Un autre usage très prometteur c’est le « webcal » autrement dit le web adapté au niveau local. L’idée peut paraître contre-intuitive, puisque le web est global ; mais pour autant on peut l’utiliser localement, comme cela commence à se faire en Europe (sites d’échange entre voisins etc.). On peut par exemple créer des groupes géographiques ou linguistiques pour adapter les informations et usages au contexte local. Ou pour permettre à des ressortissants partis à l’étranger d’avoir les infos du village sur Facebook. J’ai rencontré un homme qui prenait des photos de tous les événements de son village et avait construit sur Facebook  toute une mémoire de sa communauté. Tous ces savoirs utiles aux locaux et peuvent être ensuite « fécondés » dans un sens comme dans l’autre : on traduit des informations utiles dans sa propre langue, et on produit et partage ses innovations qui seront adaptées par d’autres. On peut faire l’intermédiation entre tous les savoirs du monde et ceux qui sont utiles localement.

Pourquoi les développeurs ont du mal à se saisir de ces outils ?
B.L. La révolution n’est pas venue d’eux. En fait, le numérique se développe très bien sans les systèmes d’aide habituels (internationale, locale) car les bénéfices apparaissent très clairement aux usagers et aux entreprises qui s’y lancent à fond. Ce sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et les opérateurs comme Orange qui emmènent cette révolution et je pense que c’est pour cela que les développeurs locaux n’en ont pas tout de suite saisi les enjeux, voire l’ont contestée.

Or, il est primordial que les développeurs locaux se lancent le plus rapidement possible sur les outils numériques. On assiste à une révolution bien trop importante pour la laisser aux communicants et au multinationales ! Il faut dès aujourd’hui que les développeurs commencent à tester les outils existants, faire de la veille… Pas forcément besoin de créer des nouveaux outils,  ni d’équiper les ménages, ça se fera très bien et très vite tout seul. Dans 5 ans, c’est dans leurs usages et la richesse des contenus, qu’on doit être prêts à accompagner les acteurs locaux car sinon, la révolution se fera sans nous !

Quel peut-être leur rôle ?
B.L. Le développement du numérique mobile va permettre aux développeurs locaux d’être plus innovants, plus créatifs, plus réactifs, mais surtout plus impactants et plus efficients  et même parfois de travailler de façon plus participative et interactive.

Il y a déjà un développement de l’éco-système numérique en Afrique de l’Ouest ; les Fab-Lab, les universités, font émerger des pros de la bidouille informatique, capables de créer des applications pour toute sorte de choses. Mais il va falloir qu’ils rencontrent  les acteurs locaux et leurs besoins. Je pense que les développeurs locaux ont intérêt à favoriser la rencontre entre les acteurs locaux et les développeurs informatiques, tout comme ils ont l’habitude de le faire lorsqu’ils mettent en relation élus et population par exemple. En quelque sorte, les « développeurs doivent se mettre au service des développeurs ». Certaines applications ont émergé car elles étaient issues des réflexions d’acteurs locaux ; un développeur de la Silicon Valley n’aurait jamais pu imaginer une application pour recenser les vaches, car ils ne savent même pas qu’un éleveur peut reconnaître une vache parmi 1 000 uniquement grâce à son pelage.

Le plus intéressant pour les développeurs locaux, c’est sans doute le côté « Smart » du mobile. L’enjeu est d’adapter au mieux les outils à leurs utilisateurs – c’est-à-dire de sélectionner, prémâcher l’information pour qu’elle soit digeste et utile aux acteurs locaux. Il suffit parfois simplement de traduire des savoirs en Wolof pour qu’ils soient accessibles aux paysans qui en ont besoin ; ou de mettre du texte en vidéo pour contourner la barrière de l’analphabétisation.

Y a-t-il des usages immédiats pour ces outils ?
B.L. Outre tous ceux que l’on vient de citer, les développeurs locaux peuvent dès aujourd’hui améliorer leurs pratiques avec ces outils. Le numérique peut par exemple être utilisé pour faciliter une évaluation (récolte de données…), pour rendre un processus plus participatif… Des radios pour jeunes l’utilisent par exemple pour capter en direct les réactions de milliers d’auditeurs (les Likes et commentaires via Facebook ou autres) et adapter en direct leurs programmes. On peut s’inspirer des pratiques existantes.

La formation des acteurs locaux peut aussi être révolutionnée : avec une vidéo, je touche potentiellement des centaines d’agriculteurs, y compris les analphabètes, pour les former à une nouvelle pratique agricole. Avec l’image, le son et les QR Code, on peut rendre moins gênante la barrière de l’analphabétisation.

Y a-t-il des risques ou des contraintes à ce développement local par le numérique ?
B.L. Aujourd’hui, le risque le plus important, c’est la centralisation des systèmes numériques et du Web. Si un acteur majeur – qu’il s’agisse de Facebook, d’un opérateur ou du président d’un pays, décide de couper internet, tout le système tombe à l’eau. On l’a vu récemment au Cameroun Anglophone dans lequel le président Paul Biya a décidé de couper d’internet, ou encore en RDC. Il faut que les cadres législatifs évoluent.

Les perspectives sont-elles les même en France ou en Europe ?
B.L. En France et en Suisse, les choses sont différentes ; les outils numériques sont vus comme une révolution en termes de communication, mais moins comme une nouvelle façon de fonctionner. Contrairement à ce qui se passe dans certaines zones d’Afrique, où les smartphones « créent » en quelques sortes des infrastructures jusqu’ici extrêmement peu accessibles (bibliothèques, centres de santé, banques, local de vote, agence de pub, …), les smartphones en Europe ne font encore trop souvent que de dédoubler partiellement des services que l’on avait déjà. D’ailleurs, les révolutions sont moins rapides chez nous en particulier  parce que les réglementations ou les intérêts corporatistes des uns et des autres ralentissent les changements qu’ils pourraient déjà induire. Hors on a là en fait des technologies, ou plutôt un écosystème disruptif qui rencontre plus de résistances chez nous et qui avance et va continuer à avancer beaucoup plus vite en Afrique.

En revanche là où l’on se rapproche, c’est qu’il est aujourd’hui beaucoup plus facile pour un expatrié sénégalais en France, ou à un français comme moi, de travailler à distance au développement local en Afrique. Et ça, c’est très intéressant et ça permet aussi à chaque individu de faire quelque chose.

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