Comment la gouvernance locale peut-elle contribuer à relever les défis de ce siècle ?

Le XXIème siècle est le siècle des territoires connectés. Même si chaque territoire fait face à ses propres défis, ils présentent tous de forts niveaux d’interdépendance entre eux et partagent aujourd’hui des défis communs : lutter contre les changements climatiques et s’y adapter ; tendre vers plus d’égalité en leur sein et entre eux, y compris en termes de mise en œuvre des droits, notamment pour reconstruire un sentiment de citoyenneté autour d’un destin commun ; repenser les dynamiques d’internationalisation, la manière dont sont perçues les connexions entre les territoires à travers le monde et dont ils sont articulés. La mise en place d’une gouvernance locale adaptée peut permettre aux territoires de contribuer à résoudre ces équations au niveau local et mondial.

La gouvernance locale, c’est organiser le partage du processus de construction de la décision politique sur le territoire

Dans une langue où le terme « gouverner » renvoie à la notion d’administrer directement, la gouvernance n’est pas une notion qui va de soi. Contrairement à l’approche anglophone pour qui la « bonne gouvernance » fait plus référence à une gestion efficiente dans une logique administrative et financière, l’approche francophone de la gouvernance réfère plutôt à un processus de partage du pouvoir de décision, dans une logique politique. Travailler sur la gouvernance, c’est donc choisir comment l’on va ouvrir le processus de construction de la décision politique à des acteurs qui ne sont pas considérés institutionnellement comme légitimes pour différentes raisons (parce qu’ils n’ont pas été élus, ne sont pas nommés etc.), mais qui peuvent cependant avoir un rôle important dans ce processus.

Dans ce sens, si l’on se réfère au message officiel porté en France sur le Grand Débat National, on peut considérer cet exercice nouveau, comme une modalité d’un dispositif de gouvernance puisque l’on s’appuie sur des citoyens pour construire la décision politique nationale.

Lorsqu’elle est locale, la gouvernance se concrétise dans des modalités de partage de leur pouvoir de décision par les institutions locales. La gouvernance locale a l’avantage d’être plus facile à mettre en œuvre et plus efficace qu’une gouvernance à une échelle nationale, notamment parce qu’elle facilite la participation directe des différents acteurs du territoire. La proximité est un facteur de participation, et il est plus facile de prendre en compte les apports ou les inquiétudes des uns et des autres à une échelle réduite que lors de l’implication de millions de citoyens. Même si le Grand Débat National s’appuyait sur des espaces de participation d’échelle locale, la synthétisation des résultats pose un problème de prise en compte de la diversité des apports liés à la diversité des territoires.

La gouvernance locale s’organise sous forme d’un dispositif composé d’espaces de décision propres à la collectivité territoriale, qui sont à la fois des espaces de concertation, des espaces de co-construction, des espaces de co-décision avec des collèges d’associations, d’habitants, d’élus… Ces espaces s’articulent avec les espaces de décision institutionnels sans y être directement intégrés, puisqu’il est légalement impossible d’intégrer des personnes non-élues dans un conseil communal ou dans une commission municipale. Ces dispositifs agrègent et organisent donc des espaces (espaces de travail, espaces de concertation, espaces de décision) en créant des ponts entre eux – par exemple en faisant en sorte que des élus participent à des espaces de travail  et/ou de décision informels ou/et  portés par des associations.

On peut citer quelques exemples de dispositifs de gouvernance locale ou d’espaces de concertation intégrés au sein de dispositifs plus larges :

  • Au Sénégal, le Programme Décennal de l’Éducation et de la Formation a permis la mise en place d’un dispositif de gouvernance avec des organes de concertation locaux, notamment des Comités Locaux d’Éducation et de Formation au sein des communes qui impliquent les ONG, les parents d’élèves, chefs d’établissements, autorités locales… ;
  • Au Congo, des « séries de Développement Communautaire des Unités Forestières Aménagées » ont permis d’ouvrir la gestion des Fonds de Développement Local issus de l’exploitation forestière aux différents usagers autochtones de la forêt et réduire ainsi les conflits ;
  • En France, les « conseils citoyens» (composés d’habitants tirés au sort et de représentants d’organisations locales) ont émergé dans les quartiers prioritaires (dans le cadre des « contrats de ville ») pour faciliter la participation des citoyens éloignés des processus traditionnels de participation, afin de garantir la place des habitants dans les instances de pilotage de la politique de la ville.

La gouvernance locale peut donc faciliter la participation des acteurs aux décisions qui les concernent, mais aussi l’émergence d’initiatives ou d’idées innovantes pour résoudre un problème sur un territoire ; elle peut également favoriser l’appropriation et l’acceptation des décisions prises par les élus ou encore construire un sentiment d’appartenance à une société, une communauté de destin (citoyenneté).

La gouvernance locale peut renforcer la résilience territoriale autour de l’organisation de la préservation et de la gestion des ressources d’un territoire

Comme nous le décrivions dans l’article « collectivités territoriales et adaptation aux changements climatiques », les changements climatiques se manifestent très différemment d’un territoire à l’autre, avec des impacts différents. Or les acteurs d’un territoire sont souvent les premiers à pouvoir identifier les manifestations des changements climatiques et les problèmes posés sur les usages et la gestion des ressources locales, et sur la détérioration des conditions de vie qui peut y être liée.

Les dispositifs de gouvernance locale permettent non seulement de faciliter la remontée de ce type d’informations vers les instances de décision politiques (locales puis régionales, nationales…), mais aussi de construire des solutions adaptées aux phénomènes et contraintes des acteurs, notamment en termes d’adaptation. En l’absence d’une gouvernance locale efficace, le risque est de prendre en compte les problématiques d’un seul type d’acteurs (par exemple les acteurs du tourisme), de négliger ou d’aggraver d’autres problématiques (par exemple celles des agriculteurs) ou encore de ne rien faire. Les dispositifs de gouvernance locale permettent donc d’organiser les acteurs du territoire pour identifier les problématiques à traiter, s’accorder sur les modalités de préservation des ressources locales et définir des règles d’usage et de gestion.

En donnant de l’importance aux acteurs locaux, les dispositifs de gouvernance locale facilitent les réflexions sur les questions liées à la durabilité d’un territoire. En effet, les acteurs locaux ont souvent intérêt à une préservation et une gestion à long terme de leurs ressources (air de qualité, forêt, cours d’eau…),  tandis que des acteurs externes au territoire, comme une entreprise nationale ou multinationale ou bien l’État, ont une toute autre approche de ces ressources. Dans les espaces de gouvernance locale, les acteurs locaux peuvent plus facilement faire valoir leurs intérêts, et proposer une stratégie alternative de gestion des ressources du territoire. Ils peuvent aussi questionner la pertinence de décisions prises à une échelle territoriale plus large, qui peuvent aller à l’encontre de leurs intérêts propres. L’enjeu est la construction d’un territoire résilient qui ne soit pas uniquement dépendant de facteurs ou de politiques externes. On peut par exemple citer le dispositif des Centrales Villageoises (France) qui correspond à ces caractéristiques.

Pour autant, la gouvernance locale n’est pas suffisante en soi pour relever les défis liés aux changements climatiques. Il arrive que les acteurs locaux n’aient qu’une vision de court terme sur leur territoire, ou encore n’aient pas les connaissances ou l’appui nécessaire pour construire des décisions sur l’avenir. De plus, sans articulation entre les territoires, il n’est pas possible d’agir efficacement contre les changements climatiques, que ce soit en termes d’adaptation ou d’atténuation. La mise en place d’un projet de territoire qui intègre les problématiques de changements climatiques accorde nécessairement une place à la prospective, et donc aux facteurs de changement externes qui font évoluer la situation du territoire, et aux enjeux partagés avec d’autres territoires.

De ce fait, la construction de la gouvernance doit être pensée à des échelles de territoire différentes : les espaces de gouvernance au sein d’un quartier sont à mettre en relation avec ceux des communautés de communes, qui elles-mêmes vont s’articuler avec les Régions, l’État… Dans ce dispositif global, l’intérêt de la gouvernance locale est aussi de pouvoir partager des expériences avec d’autres territoires. Les réseaux de territoires ou d’organisations, ainsi que la décentralisation facilitent en principe ces articulations et la circulation d’analyses et de solutions ancrées dans la résolution de problèmes locaux.

Pour exemples de ce type de mécanismes :

La gouvernance locale pour contribuer à réduire les inégalités

Les changements climatiques posent aussi la question des inégalités – les territoires les plus vulnérables (qui contribuent souvent le moins aux émissions de gaz à effet de serre) étant les premières victimes.

Les différents types d’inégalités (économiques, climatiques, sociales, territoriales…) sont très directement liés aux inégalités d’accès à la construction des décisions politiques. Par exemple, c’est principalement parce que les minorités d’Amazonie ont beaucoup moins de poids que les industriels ou les grands propriétaires terriens dans les décisions d’attribution des terres qu’elles sont victimes d’expropriations et d’inégalités sociales ou économiques.

Une gouvernance locale inclusive permet de donner un accès au pouvoir à des personnes qui en sont exclues. On parle aussi d’empowerment. Ce processus de renforcement de capacités des groupes sociaux en situation d’exclusion passe par la mise en place d’espaces de concertation et de co-construction, mais aussi par le renforcement des capacités de participation. Sans empowerment, les espaces de concertation rassemblent le plus souvent  les mêmes groupes d’acteurs « professionnels de la participation », sans modifier les (dés)équilibres socio-économiques.

L’enjeu est donc de construire des dispositifs de gouvernance locale qui remettent la diversité des acteurs locaux dans le processus de construction des politiques qui les concernent pour qu’ils puissent faire valoir leur expertise d’une part, leurs droits et leurs problématiques spécifiques d’autre part. Il est par exemple utile et nécessaire que les personnes ayant des problèmes de mobilité soient représentées et puissent contribuer à la construction des décisions sur l’agencement de l’espace urbain.

La prise en compte de ces acteurs dans le projet commun, via une gouvernance locale inclusive, permet de construire un projet collectif vivre ensemble, plutôt qu’un projet de territoire créant à terme des problèmes d’inégalités et de citoyenneté.

C’est dans ce sens que différentes organisations qui œuvrent pour la mise en œuvre des droits, le changement social ou la dignité humaine font de la gouvernance locale inclusive une priorité.

La gouvernance locale permet de mettre en place des relations de partenariat plus équilibrées entre les territoires

Si l’on considère que la gouvernance locale inclusive prend en compte une représentativité sociale et socio-économique du territoire, elle peut faciliter la construction de relations citoyennes entre territoires autour de projets partagés. Si la gouvernance locale s’articule avec d’autres systèmes de gouvernance – à une échelle interterritoriale – il est tout à fait possible d’identifier à la fois des projets communs et des complémentarités entre territoires et de travailler dans les intérêts respectifs de chacun.

Dans cette logique si les territoires ont une gouvernance locale représentative, il est plus facile de construire des relations de société civile à société civile, d’élus à élus etc. autour de projets partagés. Les possibilités de travailler sur des enjeux communs et d’échanger des expériences sont multipliées, permettant des partenariats plus équilibrés et plus originaux entre territoires. La gouvernance locale multiplie les possibilités de valoriser les initiatives locales et de faire monter à l’échelle les initiatives qui peuvent apporter une réelle plus-value, notamment sur les enjeux de transitions.

Gouvernance locale sans décentralisation, décentralisation sans gouvernance locale : deux situations problématiques

L’amélioration et l’ouverture de la gouvernance locale sont des outils importants pour relever les défis du 21ème siècle. La gouvernance locale est complémentaire à la décentralisation, qui concerne les compétences déléguées aux territoires par un État.

Une réforme de décentralisation peut « institutionnaliser » la participation, peut prévoir différentes formes de participation de la société civile, permettant alors de s’assurer qu’une gouvernance locale existe sur tous les territoires (par exemple les conseils de quartier ou les conseils citoyens sont inscrits dans la loi française).

La gouvernance locale a vocation à articuler les dynamiques bottom up et top-down pour ne pas que la décentralisation ne soit qu’une organisation supplémentaire descendante

En effet, des espaces de gouvernance ne peuvent exister sans volonté politique des élus locaux pour mettre en place une réelle collaboration avec la société civile et les habitants. La volonté politique est donc la première question qui se pose au niveau local. Si la décentralisation se fait sans ouverture du pouvoir de gestion, elle peut aller à l’encontre des dynamiques de développement local, et de la gestion de communs.

A l’inverse, si la décentralisation est faible, les problématiques de gestion ne sont pas transférées à l’échelle locale, ce qui rend les dispositifs de gestion locale fragiles. Dans ce cas, les espaces de gestion commune qui peuvent exister de la part de communautés locales, en vue de gérer des ressources spécifiques ne sont pas institutionnalisés et sont dépendants des facteurs ou décisions externes au territoire. Un État peut très bien aller à l’encontre d’un système de gestion locale de l’eau si cette compétence de gestion n’est pas déléguée par l’Etat. C’est l’une des raisons pour lesquelles la reconnaissance des dynamiques et organisations de gestion de communs (entendu comme formes de gouvernance mise en place par des communautés d’usagers autour de la gestion de ressources) est également importante.

Lorsque la décentralisation est opérationnelle et que des espaces de gouvernance accessibles à tous existent, deux questions se posent encore pour que la gouvernance locale permette réellement d’améliorer la gestion des territoires, de leurs ressources et de construire un véritable vivre ensemble :

  • Les acteurs du territoire sont-ils prêts à se mobiliser dans des espaces de gouvernance locale pour travailler entre eux ? Sont-ils également prêts à travailler avec les institutions ?
  • Les élus sont-ils prêts à jouer le jeu du partage du pouvoir et de la décision ? Sont-ils prêts à changer d’avis et à modifier leur projet politique ?